City of
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City of (texte non publié)
Pierre Toussaint aime cette ville où il a passé deux mois en 2014, dont un à la photographier compulsivement. Mais il aime moins ses signes distinctifs, ici complètement absents, que son énergie propre : les buildings pris en contreplongée qui se dressent haut dans le ciel et les passants affairés et pressés qui défilent devant l’objectif. Cette énergie est pourtant paradoxale : elle porte en elle son propre épuisement. Elle use les choses et les êtres. Elle crée du déchet. Elle glisse vers l’absurde de ce seau qui, placé comme pour contenir la fuite d’une borne d’incendie, n’en finit pas de déborder. Elle débouche sur la folie de cette liasse de magazines compactés sans raison par un sans-abri. La solitude et l’errance en semblent le revers. Ce sentiment d’épuisement distingue City of de la street photography, dont cette ville fut pourtant le théâtre dans la seconde moitié du 20e siècle. Avec un anachronisme dont il est coutumier, Pierre Toussaint continue de beaucoup regarder cette photographie. Pourtant, au hasard et à l’automatisme inhérents à ce qui est devenu un genre fondé sur une optique grand-angulaire qui permet une saisie large et nette, il préfère la vision humaine du 50 mm. Elle lui demande de faire le point pour plonger son motif dans le flou ou, au contraire, l’en faire surgir, mais elle lui offre une visée précise. Elle lui permet ainsi de développer un sens de la composition qui s’appuie sur la géométrie, la rime formelle, voire le jeu de mots visuel. Car il y a une manière de surréalisme urbain dans les photographies de Pierre Toussaint. En témoigne son intérêt pour les reflets dans les vitrines. Loin de chercher la confusion des plans, il trouve une image signifiante, comme lorsqu’il saisit cet arbre qui semble se transformer sous nos yeux en une feuille de papier, ô combien importante pour un photographe qui, réalisant lui-même ses tirages argentiques, aime sentir les fibres sous ses doigts. Mais ce goût de la surprise ne se limite pas à ces « photomontages naturels », pour reprendre les mots de la photographe Lisette Model. Il se manifeste aussi dans cette salamandre de glaçons échouée dans un caniveau, alors que cet animal légendaire appelle le feu, ou dans la photographie d’une affiche publicitaire qui, découpée d’une manière étrangement opportune, figure un espace urbain fictif dont la netteté tranche avec le flou de la ville réelle à l’arrière-plan. Assurément, cette ville dynamise et épuise en même temps qu’elle a troublé le regard de Pierre Toussaint et l’a poussé à subvertir le visible.
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Le geste et l’impression
Chez Francis Carette, les images ciselées de Pierre Toussaint.
DANS UNE VITRINE de la galerie Rivoli, une photographie en noir et blanc en tout grand format annonce l’exposition de Pierre Toussaint chez Francis Carette. Elle est superbe et tout à fait conforme à ce qu’on découvre in situ, quelques mètres plus loin. Comme l’ensemble des images présentées aux cimaises de ce galeriste plus accoutumé à la peinture, elle frise l’abstraction. Plus exactement, elle ne nous berne pas et nous montre bien qu’elle nous présente des choses existantes, mais en même temps, elle nous fait comprendre que l’enjeu n’est pas là.
Joli grain
L’enjeu, pour le visiteur, il est d’abord du côté du tirage exposé. De l’argentique sur papier baryté. On ne dirait pas “à l’ancienne”, mais plutôt “dans la grande tradition”. Avec une gamme de gris délicate, sans à coup, qui révèle dans les deux plus grands formats non pas d’horribles pixels, mais bien un joli grain. Pour tout dire, toutes les impressions sont de la main de l’auteur qui, en la matière, commence à avoir une fameuse réputation de “tireur”, dans la ligne d’un Jean-Pierre Bauduin dont il dit avoir beaucoup appris. Ça c’est pour l’impression. L’enjeu, il est aussi et plus essentiellement du coté de la prise de vue. Une prise de vue conditionnée par un positionnement sur le terrain bien entendu, mais encore plus dans le monde de la photographie. Pierre Toussaint a acquis très tôt cette conviction que la force de la photographie se trouve dans l’authenticité de l’enregistrement, dans le commerce auquel celui-ci oblige avec la réalité et, partant, avec le hasard. Pour le dire autrement, son souci constant est de faire de la photographie dans ce qu’elle a de plus concrètement photographique. Certes dans la matière — grain d’argent et papier versus pixel et écran — mais encore dans le rapport à la vie dont il recherche les occurrences et même les accidents que d’autres gomment avec force Photoshop. Cela nous donne en fait des découpages virtuoses de ce qui se présente à nous tous les jours dans la rue sans que nous le remarquions. Les sujets sont en soi de peu d’importance (c’est bien pourquoi nous ne les voyons pas) mais acquièrent une grâce (le mot n’est pas trop fort) par le seul cadrage du photographe. Tout est dans ce geste apparemment anodin du déclenchement de l’obturateur sur le moment même peu contrôlé, très intuitif. Un geste très proche de celui décrit par Herrigel dans “Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc”. Un geste d’abord pour la beauté du geste lui-même et non comme performance utile ou comme instrumentalisation laborieuse d’une technique. Un geste qui permet in fine, comme le disait magnifiquement Pierre de Fenoyl, de “matérialiser une intuition poétique de la réalité”.